Raphaël Bassan est journaliste et critique de cinéma. Il a écrit sur à peu près toutes les formes de cinéma, dans, entre autres, les revues Écran et La Revue du Cinéma, Libération… Aujourd’hui, il signe dans le mensuel littéraire Europe, Bref le magazine du court métrage, L’Encyclopaedia Universalis. Il s’est spécialisé dans la défense du cinéma expérimental et a réalisé trois courts métrages.
1 - COMMENT ÇA VA ?
Difficile de faire un diagnostic rapide et à sens unique. Il y a plusieurs formes de critique. Celle liée à l’actualité et celles relevant de formes plus libres d’écritures et de pensées. Dans cette seconde catégorie, il y a des textes qui prennent leurs distances avec des auteurs traités à chaud dans les organes d’information (quotidiens, magazines) et d’autres qui abordent des territoires cinématographiques spécifiques, comme le court métrage, le cinéma essayiste ou expérimental. Dans Trafic, on trouve des réflexions aussi bien sur des auteurs connus que sur des cinéastes expérimentaux ou autres.
Dans Exploding, Zeuxis, étoilements ou Dérives, se sont développées des formes d’écriture liées au cinéma de recherche, aux rapports entre arts et cinéma(s). La revue Bref a développé, depuis vingt ans, une pensée autour du court métrage. Le choix de ces matériaux ou disciplines, de par leur singularité, a entraîné des approches différentes (encore en gestation) de l’exercice critique, et de la constitution de corpus de pensées et de références. Et je ne parle pas de sites français ou internationaux comme Objectif Cinéma, Critikat ou Senses of Cinema qui accueillent des textes sur des pratiques autres de cinéma et d’écriture.
Tous les supports ou médias d’expression à large audience vont plus ou moins mal. Il sera, toutefois, plus facile pour les nouveaux supports de trouver un, des publics, que pour les magazines traditionnels de se renouveler, puisqu’ils doivent coller à l’actualité. Et, d’un support à l’autre, ce sont toujours les mêmes films qui sont choisis, les mêmes auteurs qui surnagent, voire le « même type de pensée ».
2 - COMMENT ÇA MARCHE ?
Pour être critique, il faut savoir être attentif tant à l’évolution du cinéma classique, d’auteur, voire commercial, mais aussi se vouloir à l’écoute des autres formes de cinéma. Le cinéma tel que nous le connaissons aujourd’hui est l’héritier, certes, du cinéma de fiction, mais aussi du documentaire, de l’expérimental et d’autres formes moins bien définies de travail sur l’image et le son (ou par l’image et le son).
Pourquoi les vidéo-clips ont tant la cote ? Pourquoi ne posent-ils pas de problème de lecture et de compréhension à leurs jeunes fans ? Comment explique-t-on le succès de films d’action comme Men in Black [Barry Sonnefeld, 1997] et ses multiples séquelles plus ou moins avouées ? Dans ces films, scénarios et argumentaires sont très minimaux au profit d’une débauche d’effets spéciaux qui induisent une réception, une perception et une lecture autre, formaliste. Les gens dans les salles suivent l’anamostose et l’éclatement des formes indépendamment de l’action. La première fois que j’ai vu ce film, je pensais que les jeunes spectateurs allaient quitter massivement la salle. Mais, non, ils comprenaient le « métalangage » qui s’en dégageait.
Avec l’arrivée du numérique, ce n’est pas seulement un nouvel instrument que l’on doit gérer, mais de nouvelles catégories d’œuvres. Les classifications opérées au XX ème Siècle deviendront obsolètes : cinéma de fiction, cinéma documentaire, cinéma expérimental …
Je vois déjà, dans la sphère des cinémas dits de la « marge », la confiscation des conquêtes visuelles du cinéma expérimental par l’art vidéo d’hier et l’art infographique d’aujourd’hui. Privé d’une réelle légitimité, malgré les textes de P. Adams Sitney, Dominique Noguez, Nicole Brenez et tant d’autres, il est systématiquement court-circuité par les nouveaux médias. Le cinéma expérimental n’est pas un adjuvant à la culture, c’est une part vive de celle-ci.
Il y a vingt ans, quand j’allais au Festival de Cavaillon dédié à l’art vidéo de l’époque, je reprenais sans cesse la directrice qui disait : « Cette forme de langage abstrait a été initiée par tel vidéaste en 1978 ou 1979 ». Je lui disais « Non, Oskar Fischinger a fait cela dès les années 1920 ».
Nous sommes en 2008. Si on se retourne un siècle en arrière, en 1908, on voit que le cinéma, tout jeune médium, n’est pas encore considéré comme un art. Canudo le légitimera comme tel dès 1919. Mais, pour les avant-gardistes d’alors, littéraires et picturaux surtout, les avant-gardistes à « ismes » et à manifestes (dadaïstes, surréalistes), le cinéma ne sera pas un art, et il ne fera pas partie de l’avant-garde. Depuis, et dès les années 1930, aux Etats-Unis, suite à la publication de la revue Experimental Cinema, des gens ont souhaité sortir le cinéma de recherche, formel, du champ des avant-gardes traditionnelles pour bâtir une avant-garde purement cinématographique : de Lewis Jacobs à P. Adams Sitney, des efforts de légitimation ont été accomplis. Peu perçus en France par la critique.
Ce n’est que dans les années 1990 que ce cinéma est légitimé, aux Etats-Unis, sur une longue période. En 1995, l’historien Christopher Horak publie « Lovers of Cinema : The First American Film Avant-Garde 1919-1945 ». Un autre historien, Bruce Posner, lui emboîte le pas et conçoit (avec l’aide de l’Anthologie Film Archive de Mekas), en 2001, sous le titre « The Unseen cinema, the first American avant-garde », une rétrospective qui circule dans tous les musées du monde (en 2003 à Beaubourg).
Un coffret de 7 DVD paraît en 2005 sous ce titre (19 heures de projection). C’est un triomphe. « Unseen cinema » se classe parmi les 10 meilleures ventes de 2005. Jonathan Rosenbaum écrit à ce sujet : « Unseen Cinema: Early American Avant-Garde 1894-1941. This awesome seven-disc box set, including 155 films by 100 artists and encompassing about 19 hours—curated by Bruce Posner and released jointly by Anthony Film Archives and Image Entertainment—is one of the key examples to date of DVDs being used to rewrite and expand the parameters of film history ». (C’est moi qui souligne).
Donc, pour terminer, une autre typologie va venir se substituer aux catégories actuelles (les corpus développés par les Rencontres Internationales Paris/Berlin/Madrid en montrent le chemin qui mettent en avant les marges, le refoulé des cinémas de fiction, du documentaire, de l’art vidéo, de l’expérimental). Il faudra être vigilant afin que l’on respecte, lors de cette recatégorisation, un minimum l’écologie des médias en insistant sur les divers héritages provenant de l’art cinéma, de l’art vidéo et de l’art numérique. On doit veiller, par nos écrits, pour, qu’a contrario de ce qui s’est passé il y a un siècle, la modernité des nouvelles pratiques audiovisuelles se fasse, aussi, avec le cinéma.
3 - COMMENT ÇA SE DÉPLACE ?
Il ne faut pas suivre une quelconque ligne d’approche rigide, mais demeurer à l’écoute de ce que l’on voit, de ce que les diverses époques que l’on traverse nous proposent de voir. Il n’y a pas de doxa critique, seulement des pensées en éveil. Evidemment, pour mener à bien tout ceci, il faut avoir une bonne culture générale et une satisfaisante culture cinématographique, c’est à dire relevant de toutes les formes de cinéma.
4 - COMMENT FAIRE ?
Voir les films. Lire ce qui s’écrit sur le cinéma et le reste. Demeurer personnel, subjectif, tout en mettant à jour ses connaissances au contact des autres critiques ou écrivains. Tenir compte des avancées de la pensée en ce domaine tout en restant absolument personnel et non soluble dans le discours dominant.
5 - COMMENTAIRE
Je note, ici, des éléments de mon propre noviciat.
Lorsque je suis devenu cinéphile, vers le milieu des années 1960, je voyais tous les films. Ceux de la Nouvelle Vague, les films fantastique anglais de la Hammer, les films expérimentaux que je découvrais à la Biennale de Paris et à la Cinémathèque entre autres.
Je constatais :
1 Que, pour les critiques français, on ne pouvait aimer à la fois Jean-Luc Godard et Terence Fischer,
2 Que des ouvrages de référence existaient pour tous les genres cinématographiques, sauf pour le cinéma expérimental. Or, comme le spécifiera plus tard Dominique Noguez, aucun type de cinéma ne mérite l’indignité de demeurer dans l’ombre de l’incritiqué.
Lorsque je suis devenu critique, il y a près de quarante ans, je me suis efforcé, d’écrire régulièrement sur ce cinéma. J’ai cofondé, en 1971 (avec Marcel Mazé, Noël Burch, Luc Moullet, entre autres) le Collectif Jeune Cinéma, première coopérative de diffusion du cinéma expérimental montée sur le même modèle que la coopérative new-yorkaise de Jonas Mekas (toujours active et qui organise, tous les ans, le Festival des Cinémas différents de Paris).
J’ai écrit, autant que faire se pouvait, sur ce cinéma (et sur tous les autres), car j’étais très cinéphile, je savais me rendre utile dans toutes les rédactions ; les rédacteurs en chef m’autorisaient, au nom de la liberté d’expression, à écrire sur le cinéma expérimental. J’ai écrit, hier, sur lui dans Téléciné, Ecran, La Revue du Cinéma, les revues d’arts plastique Canal et L’Art Vivant (deuxième mouture), Libération ; aujourd’hui, dans l’Encyclpoapedia Universalis, Bref, Zeuxis, étoilements, les Cahiers de Paris Expérimental… La situation est différente, pour moi, aujourd’hui. Mes textes ne passent plus en « contrebande ». Dans Bref, revue dédiée au court métrage, on sait que l’expérimental en constitue une part vive, donc les sommaires sont conçus en tenant compte de cette réalité : des cinéastes expérimentaux se trouvent, souvent, sur la couverture de nombreux numéros.
J’ai été peu suivi dans mes explorations. Cela ne me dérange pas à titre personnel, mais, je pense qu’il n’est pas très sain de refuser toute réflexion sur ce cinéma, donc sur le cinéma en général et ses diverses excroissances. Il me semble, toutefois, que, depuis quelques années, les choses commencent à bouger.
Le cas particulier américain que j’évoque ici fait, à mon avis, rebond sur l’ensemble des réflexions qui se posent aujourd’hui au cinéma.
Les choses changent, on note des écrits sur l’expérimental dans Trafic, dans la revue Cinéma O14, des textes, ici aussi, revendiqués par les comités éditoriaux desdits supports. Une mise à niveau de ces questions ne proviendra pas de la critique, mais plutôt de l’Université où les jeunes chercheurs sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’expérimental et, aussi, à la pratique de nouvelles formes d’écriture : entre autres, l’approche poétique (à la Michaux ou à la Jaccottet) de certaines démarches cinématographiques.