Mathias Lavin est enseignant (Université Paris 3), docteur en esthétique du cinéma. Il est l’auteur de La parole et le lieu : le cinéma selon Manoel de Oliveira (Presses Universitaires de Rennes, 2008) et de contributions régulières notamment pour les revues Trafic, Vertigo, Décadrages. Anime également la revue de littérature Action Restreinte.
Un simple commentaire, un peu décousu, pour répondre à l’invitation. Il y a la critique (l’institution), les critiques (les individus), et les revues. C’est sur ce dernier point que je voudrais insister. L’angle d’approche est un peu latéral par rapport aux questions proposées tout simplement parce que je ne suis pas critique (de profession), même si je suis un lecteur de critiques – d’ailleurs peu exhaustif et souvent distrait en ce domaine – et que la plupart des textes que j’ai publiés sont malgré leur rythme d’écriture, leur format, le primat de l’analyse sur le jugement, redevables pour une part à cette pratique. Nous connaissons la portée historique des revues d’art ou de cinéma, la relation passionnelle (attente de la future livraison, déception, amertume, plaisir de la découverte, etc.) que nous pouvons nouer avec l’une ou l’autre au fil du temps, mais il est nécessaire de ne pas oublier leur importance du point de vue même de ceux qui les font – avec les conséquences que cela implique pour la qualité des textes, le renouvellement des approches et des objets.
Créer, animer des revues, ou plus simplement y participer a constitué et constitue encore une dimension essentielle de ma réflexion. La revue est le lieu de l’amitié, une amitié qui met à distance la familiarité (qui peut exister par ailleurs) afin de constituer un espace commun. Toujours à améliorer (une revue parfaite n’a pas de sens, un peu comme un cours ou un séminaire), son imperfection même est une stimulation pour poursuivre le travail d’un numéro à l’autre. Faire vivre une revue consiste, à mon sens, à poser une exigence et à maintenir ouverte une pluralité d’écriture dans un équilibre instable afin que la diversité ne devienne pas pur et simple éclectisme. Les différentes tâches qui se posent aux animateurs de revue (en particulier les revues désargentées, modestes dans leur diffusion, les seules dont je connaisse le fonctionnement de manière intime) imposent un espace collectif, aux contours mouvants, irréguliers, quelles que soient les activités concernées : faire relire ses textes, les discuter, discuter ceux de ses partenaires, puis les contributions suscitées ou reçues, rédiger des articles ou des éditos à plusieurs mains, élaborer des réponses diplomatiques pour justifier un refus, composer un sommaire avec enthousiasme, débattre sans fin d’un choix d’iconographie, prévoir les thèmes des futurs numéros, plus prosaïquement s’occuper de la diffusion, du contact avec les librairies et la presse, organiser une rencontre autour de la sortie du numéro, trouver une cave pour stocker les invendus, etc.
Mais parler en mon seul nom est déjà presque un abus. Je veux rappeler, pour le cinéma, les relations nouées autour de la revue Balthazar (créée par Stéphane Delorme, et animée également par Sophie Charlin et Cyril Béghin), comme en littérature, la création et la direction de la revue Action Restreinte (avec Aurélie Soulatges et Isabelle Zribi), et je pourrais aussi mentionner les autres revues (Cinergon, Exploding, et d’une autre façon Vertigo, Trafic, Décadrages) auxquelles j’ai pu être associé sans faire partie du comité de lecture, ou auxquelles j’ai été ou je suis heureux et fier de participer.
Nul doute que la raréfaction des revues est une catastrophe ; de façon analogue, participe au tarissement de la production d’idées la routine de celles qui existent depuis longtemps sans se renouveler ou en se renouvelant constamment (l’ennui est alors comparable).
Je crois néanmoins que la revue est aussi vouée à l’éphémère, selon le mot de Benjamin qui précisait à ce propos, dans sa présentation de la revue Angelus Novus (qui ne vit jamais le jour), que cette dimension était le « juste prix que réclame [la] recherche de la véritable actualité ». Et dans ce même texte, Benjamin parlait de la revue comme le lieu d’une « association [qui] n’existe qu’à titre d’essai ».
En raison de ce désir, même modeste, de créer un lieu propice à l’émergence d’une communauté provisoire, pour l’instant du moins, je suis peu sensible aux blogs, et je n’arrive pas à suivre les forums de discussion qui fleurissent sur internet. Certes, les uns et les autres sont ouverts à une forme de participation mais l’interaction pressée ne me semble pas favorable au tempo de la réflexion critique et à la mise en forme qu’elle implique. Pour ce que j’en connais, ces formes, en devenir à n’en pas douter, sont souvent trop proche des attitudes qui me paraissent la négation de l’activité critique : les notations, l’attribution d’étoiles, pire encore les formules journalistiques stéréotypées, les mauvais jeux de mots, la complaisance dans un narcissisme puéril. Parce que la critique est écartelée entre la simple promotion des films (il est plus rapide alors de consulter allociné ou pariscope) et l’exhibition satisfaite de son opinion (qui sans argumentation ni justification vaut celle de n’importe qui), il est impératif de résister à la facilité. Pour cette raison, je crois plus que jamais nécessaire de défendre la critique contre elle-même : ses coteries, son snobisme (un ravage dans la critique de cinéma en France, sans doute depuis les années 20), son inculture, son conformisme, bref ce qui est du ressort d’une forme d’obscurantisme. Plus que jamais, dans les circonstances actuelles, il faut que la critique puisse participer à l’effort intellectuel de compréhension de notre époque, à cette recherche de la « véritable actualité » que je mentionnais il y a un instant, dans l’espoir que, quels que soient les supports, les (bonnes) revues persévèrent et d’autres apparaissent.